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NEWS - Un coup d'Etat feutré



LE MONDE DIPLOMATIQUE -

EN BIRMANIE 

Un coup d'Etat feutré 

          Par ANDRE ET LOUIS BOUCAUD 

          LE 15 décembre 1997, la junte militaire birmane a changé
          d'appellation : le Conseil d'Etat pour la restauration de la
loi et de
          l'ordre (Slorc), qui gérait le pays depuis 1988, a cédé la
place au
          Conseil pour le développement et la paix (SPDC). Cette
modification
          de sigle, accompagnée de quelques changements de têtes parmi
          l'équipe dirigeante, entérine un coup d'Etat feutré à
l'intérieur du
          pouvoir. 

          Contrairement à ce qui se passa en 1988 (1), ce ne sont pas
les
          événements de la rue qui ont provoqué cette révolution de
palais,
          mais les conséquences indirectes de pressions extérieures.
          Quoique réalisée sans effusion de sang, elle a été suivie de
          l'arrestation d'un certain nombre de dirigeants qui furent
pourtant à la
          base de la création du Slorc. 

          Les objectifs de ce changement sont multiples. Ils répondent à
la
          volonté de regagner un peu de légitimité internationale par
          l'amélioration de l'image de marque du régime, tout en
reprenant en
          main le pays, dans lequel s'expriment de forts
mécontentements. 

          La crise financière et ses conséquences économiques
immédiates,
          qui ont touché brutalement toute l'Asie du Sud-Est, n'ont pas
épargné
          la Birmanie. Si le cours officiel du kyat continue d'être
affiché à
          environ 6 pour 1 dollar, sa valeur au marché noir a plongé de
150 à
          près de 380 kyats pour 1 dollar. 

          En septembre 1997, le général Ne Win, l'ex-dictateur toujours
dans
          l'ombre du pouvoir, s'est rendu en Indonésie pour y rencontrer
le
          général Suharto, dont le pays venait également d'encaisser de
plein
          fouet le choc financier (2). Dans le cadre de leur rencontre,
le
          président indonésien se serait plaint au général du niveau
intolérable
          de corruption sévissant... en Birmanie (!) et auquel étaient
          confrontés les investisseurs étrangers, dont ses propres
enfants, en
          particulier. 

          Les investissements de la famille Suharto en Birmanie sont
          considérables. Lors de sa visite officielle, en février 1997,
le
          président Suharto a signé un accord de coopération au profit
de la
          société Citra Lamtoro Gung Persada, spécialisée dans la
          construction de routes à péage, que dirige sa fille aînée,
Siti
          Hardiyanti Rukmana, alias « Tutut ». La société Astra
International,
          contrôlée par le groupe Nusamba, dont M. Suharto détient 80 %
des
          parts, est le principal constructeur de véhicules importés par
la
          Birmanie. Par le biais d'une entreprise mixte (joint-venture),
          Myanmar Astra Chinte Motor, elle a l'exclusivité de la
distribution des
          BMW et Land Rover dans le pays. Bambany Trihatmojo, second
fils
          de Suharto, y investit dans le téléphone, via sa compagnie,
          Elecktrindo Nusantara, tandis que le plus jeune des fils,
Hutoma
          Mandalaputra Suharto, alias « Tommy », exporte du matériel de
          forage et dirigeait la compagnie aérienne Sempati Air, qui
reliait
          Rangoun à Jakarta. Cette dernière compagnie a cessé ses
activités
          en juin 1998, conséquence de la crise économique en Indonésie. 

          Non seulement le général Ne Win dut subir les reproches d'un
de ses
          meilleurs alliés au sein de l'Association des nations du
Sud-Est
          asiatique (Asean) (3), mais les intérêts croisés des deux
régimes ne
          pouvaient pas le laisser sans réagir. D'autant que la
communauté
          d'affaires de Singapour a émis les mêmes plaintes, soulignant
que
          tout projet devait recevoir l'approbation de plusieurs
ministères et
          que chaque ministre exigeait « sa part ». 

          Intimider 

          la hiérarchie militaire 

          DÈS son retour, le général Ne Win convoqua son « cabinet privé
»,
          constitué des quatre principaux dirigeants du Slorc, les
généraux
          Khin Nyunt, Maung Aye, Than Shwe, Tin Oo. Extérieur au cercle
du
          pouvoir officiel, le général Ne Win n'en conservait pas moins
un rôle
          prééminent dans la définition des grandes orientations du
régime. Il
          aurait donné l'ordre de ce changement, qui, une fois encore, a
pris
          tout le monde par surprise, et surtout exigé l'éviction des
ministres-
          généraux qui se sont enrichis en millions de dollars. 

          Il aurait également imposé aux deux généraux rivaux, Khin
Nyunt et
          Maung Aye, de rester dans leur domaine respectif, le général
Khin
          Nyunt contrôlant le pays avec ses services de renseignement,
          Maung Aye s'assurant de l'armée, garante de la stabilité - le
général
          Than Shwe ne servant qu'à maintenir l'équilibre entre les deux
          factions. Cependant, les milieux de l'opposition birmane
considèrent
          qu'il s'agit d'un tournant dans la lutte pour le pouvoir et
que, avec
          l'assentiment du général Ne Win, le général Khin Nyunt a
nettement
          marqué son retour en force. L'arrestation, sous couvert de
          corruption, des généraux du Slorc les plus intransigeants et
opposés
          à tout dialogue avec l'opposition a incontestablement
fragilisé la
          position du général Maung Aye. 

          Le docteur Sein Win, chef de file des opposants en exil,
affirme à ce
          sujet que le pouvoir n'est pas aussi simplement partagé en
deux
          clans. Les généraux arrêtés, Tun Kyi, Kyaw Ba, Myo Nyunt,
Miynt
          Aung, Thein Win ou Sein Aung, avaient aussi leurs clans et
leurs
          secteurs d'influence. Le général Than Shwe, quant à lui,
continue de
          jouer son propre jeu et profite de la rivalité qui oppose les
généraux
          Khin Nyunt et Maung Aye. 

          Cependant, les généraux nouvellement promus ministres, mais ne
          siégeant pas au SPDC, sont connus pour être des partisans du
          général Khin Nyunt, ce qui renforce la thèse de
l'affaiblissement de
          son homologue Maung Aye. Parmi les dix-neuf membres du SPDC,
          douze sont des chefs de régions militaires. Or, ces regional
          commanders disposent de pouvoirs énormes et d'une autonomie
qui
          leur permet souvent d'ignorer les ordres venus de Rangoun.
Deux
          des généraux du Slorc qui ont été placés en résidence
surveillée,
          Tun Kyi, ex-ministre du commerce, et Kyaw Ba, ex-ministre des
          hôtels et du tourisme, avaient, en leur temps, défié Rangoun
et la
          direction du Slorc alors qu'ils étaient en poste à Mandalay et
          Myitkyina. Localement, les commandants de région sont
considérés
          comme des quasi-seigneurs de la guerre. 

          L'épuration interne a eu pour but d'intimider la haute
hiérarchie
          militaire, tandis que l'incorporation des commandants de
région au
          SPDC permettra au général Khin Nyunt de mieux les contrôler.
Les
          liens que privilégieront ces généraux détermineront
l'orientation
          future de la nouvelle junte. Le général Khin Nyunt disposerait
          désormais du soutien, ou de la neutralité, de près de la
moitié des
          commandants de région. Cependant, en Birmanie, la
subordination
          d'officiers à un clan n'a jamais été une chose acquise. 

          D'où, sans doute, l'attitude prudente du général Khin Nyunt
lors de la
          mise en oeuvre du changement d'équipe. Quoique les
arrestations
          auraient dû être du ressort de ses services, il se serait
habilement
          défilé, laissant le général en retraite Tin Oo (à ne pas
confondre
          avec son homonyme, deuxième secrétaire du SPDC) procéder aux
          arrestations. M. Tin Oo, prédécesseur et ancien supérieur de
Khin
          Nyunt à la tête des services de renseignements, avait été
limogé à
          la suite de l'attentat nord-coréen de 1983, le général Ne Win
lui
          ayant, à l'époque, reproché cet échec de ses services (4). 

          En dehors de la purge au sommet de l'Etat et dans la
hiérarchie
          militaire, la continuité de la politique menée désormais par
le SPDC
          s'illustre par le refus de dialogue avec l'opposition, le
maintien du
          quasi- isolement de Mme Aung San Suu Kyi et la volonté de
faire
          éclater son parti, la Ligue nationale pour la démocratie
(LND). Car le
          général Khin Nyunt, crédité d'habileté et d'intelligence, y
compris par
          tous ses adversaires, a le sens du futur. La dictature
projetterait
          d'organiser des élections en mars 1999. Il lui est donc
indispensable
          de créer des scissions à l'intérieur de la LND et de
neutraliser
          définitivement sa dirigeante emblématique, si possible en
douceur,
          pour ne pas soulever un concert de protestations
internationales. La
          meilleure solution consisterait à obtenir sa mise à l'écart
par son
          propre parti. 

          Le rejet des sanctions économiques 

          LE travail de sape mené par le pouvoir, accompagné d'une
          répression terrible qui ne cesse de décapiter et d'envoyer en
prison
          l'entourage de la pasionaria birmane, a commencé à porter ses
          fruits. Nombre de militants penchent pour l'idée d'un
compromis,
          voire d'une coopération avec le SPDC. La lassitude et les
difficultés
          de la vie quotidienne, aggravées par la crise économique, font
que la
          résistance s'émousse, se fracture. Mme Suu Kyi, qui a été
          longuement malade, est physiquement et psychologiquement
          affaiblie. 

          De nombreux Birmans interrogés souhaitent effectivement un
          dialogue avec les militaires, un changement d'attitude de leur
          dirigeante, et vont jusqu'à lui reprocher son intransigeance.
Pourtant,
          elle bénéficie encore, malgré les critiques qui lui sont
faites, d'une
          extrême popularité, surtout dans le monde rural, majoritaire.
La
          population urbaine pense qu'une amélioration de sa condition
          pourrait arriver si, entre autres, les sanctions économiques
prônées
          par Mme Suu Kyi étaient levées. Elles privent le pays d'un
minimum
          d'aides dont seuls les civils ordinaires subissent les
conséquences. 

          Mais, si les prochaines élections ont effectivement lieu, tout
          dépendra, cette fois, du contrôle effectif des urnes par
l'armée. Car
          des élections libres, comme en 1990 (5), n'offrent aucune
garantie de
          victoire pour les tenants du régime. Bien que la population
montre
          quelques réserves à l'égard de l'opposition, elle exprime, et
parfois
          ouvertement, son rejet total du pouvoir militaire et de ses
faire-valoir
          de l'Union Solidarity Development Association (USDA), une
          organisation de masse contrôlée par l'armée. 

                                                      ANDRE ET LOUIS
BOUCAUD.


          [Birmanie]   



          (1) Des manifestations en faveur de la démocratie
contraignirent le général Ne Win, le
          vieux dictateur, à quitter le devant de la scène qu'il
occupait depuis le coup d'Etat de
          1962. 
          (2) Lire Françoise Cayrac-Blanchard, « Faillite fracassante
pour la dictature
          indonésienne », Le Monde diplomatique, février 1998. 
          (3) André et Louis Boucaud, « Reconnaissance régionale pour la
junte birmane », Le
          Monde diplomatique, juin 1997. 
          (4) Bien que considéré comme héritier politique du général Ne
Win, le général Tin Oo
          fut condamné à la prison pour corruption, puis libéré quelques
années plus tard. Il
          réintégra alors le cercle étroit des conseillers de l'ancien
dictateur. 
          (5) La Ligue nationale pour la démocratie avait remporté, de
haute main, ces élections. 

                                                 LE MONDE DIPLOMATIQUE -
NOVEMBRE 1998 - Page 10
                                   
http://www.monde-diplomatique.fr/1998/11/BOUCAUD/11271.html